Sur le pont camarade

LE PAYSAGE URBAIN À AVIGNON

Dans d’autres circonstances, et dans un autre cadre, j’avais proposé de définir le paysage comme une médiation esthétique de l’espace, c’est-à-dire comme ce que nous faisons de l’espace dans notre regard, mais aussi dans le plaisir esthétique que nous pouvons en retirer. C’est le moment de parler du paysage à propos d’Avignon.

Une confrontation entre plusieurs époques

C’est ce qui frappe, tout d’abord, à Avignon : le paysage de la ville n’y est pas homogène et, comme les espaces urbains n’y sont pas très étendus, cette cohabitation entre plusieurs époques produit une sorte de violence sur le regard. Il ne s’agit pas seulement d’une confrontation, mais d’un véritable choc. Pour celui qui se promène rue de la République, à Avignon, et qui tourne le coin de la rue qui le mènera à la livrée Ceccano, à la bibliothèque, le temps de quelques pas, et il parcourt le dix-neuvième siècle de l’urbanisme dit moderne, le Moyen Âge de l’église Saint-Didier et le dix-septième siècle des hôtels particuliers. Le paysage de la ville manifeste ce parcours de l’histoire d’Avignon à travers plusieurs époques depuis sa fondation jusqu’à sa modernité et à son époque contemporaine. Il y a une sorte de diversité dans le paysage urbain, qui va jusqu’à une succession de ruptures – comme si la ville marquait son paysage comme une suite de fragmentations. Et, quand on arrive place Pie, c’est d’une autre confrontation qu’il s’agit : celle qui oppose le site des Halles et la construction soi-disant moderne des Halles contemporaines qui se sont installées sur le site des anciennes Halles dont on a conservé, heureusement quelques images. Aux Halles, il s’est passé la même chose à Avignon et à Paris : on a voulu détruire les Halles et, en les détruisant, détruire la mémoire politique et sociale du patrimoine de la ville, en tentant de faire disparaître les traces de la vie populaire, de l’activité quotidienne de cette ville, de ce qui faisait d’elle une ville dynamique et active. À la place de ces Halles populaires et vivantes, on a construit une sorte de bâtiment aseptisé, sans véritable activité, traversé par une forme d’anesthésie, sans les bruits et le bouillonnement qu’elles connaissaient à l’époque de leur véritable existence, à l’époque où ce simple mot, marché, n’avait pas encore été confisqué par le monde et les acteurs de la finance et du libéralisme et dessinait, simplement, l’espace du forum romain, où les gens venaient habiter la ville en parcourant le lieu de leurs rencontres et de leurs petits échanges quotidiens. L’autre confrontation entre plusieurs moments de l’histoire est celle dont j’ai déjà parlé ici même, entre l’intra muros et l’extra muros. C’est qu’entourer la ville d’une ceinture de remparts avait peut-être un sens quand ils ont été construits, mais ce sens a changé : peut-être pensés comme une protection contre d’éventuels envahisseurs (encore cela serait-il à prouver), les remparts sont devenus une ligne de séparation (je ne veux pas encore parler de démarcation) entre une ville s’embourgeoisant peu à peu et les lieux d’une ville demeurant populaire. Si l’intra muros demeure une sorte de témoignage d’un Avignon désormais situé dans l’histoire, c’est dans l’extra muros que se situent, aujourd’hui, les promesses de l’avenir et les défis du futur. À condition, toutefois, que les logiques de l’urbanisation construisent, dans l’extra muros des espaces urbains qui nous donnent vraiment à regarder de véritables paysages.

Une confrontation entre plusieurs populations

C’est que cette confrontation entre des paysages différents est, en réalité, une autre confrontation : entre des classes sociales différentes, entre des milieux et entre des habitants qui n’appartiennent aux mêmes mondes. Comme toutes les villes, Avignon est devenue l’espace de plusieurs mondes, elle est devenue une sorte d’univers géographique, social et politique dans lequel des villes distinctes cohabitent sans toujours réellement se rencontrer. Là se trouve le véritable défi politique de l’urbanisme d’Avignon. Encore vaudrait-il mieux, sans doute, parler d’un urbanisme de la métropole d’Avignon, de ce qui s’intitule, pompeusement, « le Grand Avignon ». En donnant une dimension institutionnelle à la réunion de toutes les communes d’Avignon et de sa banlieue, le Grand Avignon fait semblant de réunir la ville et ses banlieues, les sites réellement urbains et ceux qui ne sont pas encore des lieux de ville – supposer qu’ils l’aient jamais été. Alors que parcourir le centre de la ville, l’intra muros, c’est traverses des lieux multiples, mais toujours des lieux urbains, c’est voir toujours se succéder des scènes urbaines, parcourir l’extra muros, c’est voir se succéder des rues et des constructions qui forment des paysages pleinement urbains, mais aussi des espaces qui sont encore en train de devenir des villes, des espaces qui ne bénéficient pas des mêmes politiques d’entretien patrimonial que ceux du centre. Là se situe, sans doute, une des inégalités les plus criantes – peut-être vaudrait-il mieux dire les plus aveuglantes – des paysages urbains avignonnais. C’est que, si le paysage est une dimension esthétique de l’espace, il en est aussi une dimension politique, car il est porteur des identités politiques et sociales qui l’habitent. La signification politique du paysage est celle de la valeur reconnue aux sites de la ville par les décideurs et les pouvoirs qui l’aménagent. Le défi de la ville contemporaine est dans l’urgence de redonner une signification et une dimension esthétique à des espaces qui ont été trop longtemps négligés – voire abandonnés – par les pouvoirs et par les municipalités qui se sont succédé à Avignon.

Ne nous trompons pas : le paysage, ce ne sont pas seulement les fleurs et les petits oiseaux, ce ne sont pas seulement les jolies maisons avec leurs cheminées que dessinent nos enfants. Le paysage, c’est aussi la promesse de l’avenir politique d’une ville. À nous de choisir quel avenir nous voulons pour elle.

Bernard L.

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