À l’articulation entre Avignon, Le Pontet et Vedène, une immense zone commerciale a poussé. Cette étendue gigantesque nous invite à réfléchir à ce que devient l’urbanisme aujourd’hui, en particulier à Avignon.
Une zone sans limites
Quand on parcourt cette zone commerciale, on a l’impression qu’elle ne s’arrête pas, qu’elle est sans limites, au-delà des dimensions d’un être humain. C’est un trait commun entre un tel espace et un désert : on ne peut concevoir ses limites, de la même manière qu’on ne peut concevoir les parcours qu’on y mène. Il n’y a pas de limites dans ces aires commerciales parce qu’elles ne sont pas parcourues de rues qui les irriguent et qui y marquent des repères, comme dans une ville. Mais il n’y a pas de limites non plus parce que tout y est soumis à une seule loi : celle du marché – qui, d’ailleurs, n’est pas une loi, puisque le propre du libéralisme est de ne connaître aucune loi, aucune réglementation, aucune norme. Dans cette zone sans limites, on ne retrouve pas les dimensions ordinaires d’un espace de ville. Une ville est scandée, parcourue, traversée, par des limites et des repères qui manifestent les différences entre les espaces : il y a des immeubles d’habitation, des magasins, des écoles, des jardins, des hôpitaux – bref, on y trouve toute la diversité des lieux que l’on parcourt dans la vi quotidienne. Ici, l n’y a pas de limites, justement parce qu’il n’y a pas de vie quotidienne. Tout se passe, au fond, comme s’il y avait une seule grande limite, comme une frontière, séparant la ville habitée de la zone. Dans la zone, il n’y a pas de limites – sinon celles qui séparent les uns des autres les lieux possédés par les marques et celles qui séparent ces lieux des parcs de stationnement, car, dans la zone sans limites, il n’y a que des voitures pour se déplacer et pour s’y rendre depuis la ville.
Une zone sans esthétique
La ville est un espace peuplé de constructions et d’habitations qui connaissent des normes architecturales propres aux cultures dans lesquelles elles s’inscrivent. Mais, dans la zone, il n’y a pas d’esthétique : les constructions n’y sont pas là pour peupler un espace et pour y inscrire des traces d’une culture, mais elles ne sont là que pour répondre à des exigences fonctionnelles. Les constructions n’ont pas de sens ni d’esthétique, mais elles sont seulement utiles, ce ne sont que des instruments, des outils. Alors que les boutiques, les magasins et les autres espaces commerciaux qui ont fondé les villes étaient porteurs de projets esthétiques, n’étaient pas là seulement pour servir à quelque chose, mais aussi pour concourir à la mise en œuvre d’une esthétique urbaine, ces zones commerciales ne sont, en fait, que des successions d’entrepôts dans lesquels nous ne sommes que des clients sans chercher à y trouver l’émotion esthétique que nous pouvons trouver dans les espaces commerciaux classiques des villes.
Une zone sans habitation
Il n’y a que des « grandes surfaces » dans cet espace, qui n’est pas habité, dans lequel il ne peut exister aucune vie sociale. On n’habite pas cet espace, on le parcourt à la recherche de ce que l’on veut acheter, ou ce dont on a besoin et que l’on se figure pouvoir y trouver. Habiter une ville, ce n’est pas seulement y demeurer, y avoir un toit, c’est s’y promener, marcher, éventuellement au hasard, c’est aussi y flâner sans avoir rien à chercher. Mais, dans les espaces comme celui de la zone commerciale du Pontet-Vedène, on ne peut pas flâner, tout simplement parce que l’espace ne nous donne pas envie de nous y promener. On n’habite pas les zones comme celle-là, et, de fait, on n’y voit aucune maison d’habitation. Dans cette zone, on ne peut pas vivre, on ne peut que passer, on ne peut qu’y aller pour la parcourir – et, de fait, les distances y sont immenses – à la recherche d’un objet que l’on va mettre dans sa maison. La ville est comme grignotée par de telles zones qui l’avalent, qui partent à la conquête de nouveaux espaces – comme si les espaces commerciaux des quartiers d’habitation ne leur suffisaient pas. Finalement, cette zone sans habitation est confrontée aux quartiers d’habitation de la ville comme dans une lutte pour l’espace. Il y a quelque chose d’un impérialisme commercial dans ces zones.
Une zone sans identité
Cet espace n’a pas d’identité : ce n’est pas pour rien que les espaces de cette nature sont appelées « zones commerciales », « grandes surfaces ». Une telle zone ne peut avoir de nom. C’est pourquoi on l’appelle seulement « zone commerciale du Pontet-Vedène », sans même trop savoir sur quel territoire communal elle se trouve. C’est que cet espace n’a pas d’identité et ‘a pas de culture. La zone n’a pas d’identité, de la même manière que « la zone » désignait, à Paris, au XIXème siècle et au début du XXème, l’espace de la banlieue non encore habitée. Cette zone n’a pas d’identité, ce qui explique que l’on ne s’y retrouve pas. D’abord, on ne s’y retrouve pas parce qu’on s’y égare, sans point de repère, parce qu’on erre dans un espace dans lequel on ne retrouve pas l’identité dont on est porteur, comme si la zone nous la confisquait, nous en privait. C’est pourquoi, ensuite, on ne s’y retrouve pas parc qu’on n’y retrouve aucun signe de notre identité, aucune expression de notre culture. Mais, enfin, on ne s’y retrouve pas parce qu’on n’y retrouve pas les autres : on ne peut pas parler – sinon pour demander le prix d’une lampe ou d’un réfrigérateur, ou, surtout, pour demander son chemin parce qu’on s’est perdu. On se perd dans ces zones parce qu’on n’y retrouve pas son identité, tout simplement parce qu’on n’y retrouve pas la parole des autres ni eu regard, que l’on ne rencontre pas.
En finir avec ces espaces pour retrouver le sens de la ville
L’urbanisme doit en finir avec de telles zones. Elles ont peuplé les espaces situés à la périphérie des villes, sous une sorte d’influence des usages qui ont cours aux États-Unis, un pays sans autre histoire – donc sans autre culture – que celle de l’impérialisme et de l’extermination des Indiens, sans autre histoire que celle de la violence et du revolver. À Avignon comme dans les autres villes de notre pays, il devient urgent d’en finir avec de tels espaces pour retrouver le sens de la ville, ne serait-ce que c’est la perte du sens de la ville qui explique la montée des violences urbaines.
Bernard L.