Sur le pont camarade

LA FOLIE

Cela a commencé par des lignes très fortes de notre ami, André Castelli, dans « L’Humanité Dimanche » du 28 octobre , sur Camille Claudel, « l’abandonnée ». Et cela a continué par une réflexion sur ce que l’on peut appeler la dimension politique de la folie.

La folie n’a pas de sens.

Ne nous trompons pas : on ne peut pas comprendre la folie, on ne peut pas lui donner de sens. Ce sont les fous que l’on peut comprendre, ce sont les fous que l’on peut chercher  entendre – et même que l’on doit entendre. La folie n’a pas de sens, parce que, justement, elle manifeste une limite du sens en passant de l’autre côté. On ne peut pas comprendre la folie parce qu’elle n’est pas un langage. Ce n’est pas la folie que dit Camille Claudel dans ses œuvres, que dit, dans ses images, Aloïse Corbaz, incarnée par Isabelle Huppert et Delphine Seyrig dans le beau film de Liliane de Kermadec (1975), que disent tant de poètes comme Nerval. Ce n’est pas la folie qu’ils nous disent, c’est l’impossibilité de s’exprimer dans le langage qui leur est imposé par la société. La folie n’a pas de sens, car elle manifeste une fracture, une brisure, du langage : la folie manifeste la limite du langage, elle marque la limite du sens. La folie est une manifestation de la limite de la loi, de la société, de la norme. C’est pur cela qu’elle n’a pas de sens, qu’elle ne s’interprète pas. Ce que font les soignants, celles et ceux qui écoutent les fous avec le courage et l’attention qu’on leur connaît, avec la tension dans laquelle ils vivent, c’est tenter de retrouver quelques mots, de reconnaître quelques signes, dans le réseau des voix qu’ils entendent. Ils ne donnent pas de sens à la folie : ils tentent de rendre aux voix qu’ils entendent les mots qu’elles ont perdus. 

Cellule du quartier d’isolement de la prison Jacques-Cartier de Rennes (France), à travers le judas.

La société enferme ses fous

Pendant très longtemps, la société a laissé errer ses fous, un peu au hasard des rues qu’ils parcouraient et des rencontres qu’ils faisaient. La société imaginait, alors, ce qui s’appelait la « nef des fous », ce tableau peint vers 1500 par J.  Bosch, le peintre des crises. La folie manifestait la manière dont des personnes pouvaient tenter de représenter l’irreprésentable, pouvait incarner les conflits et les drames que la société rencontrait sans bien savoir qu’en faire. La nef était la façon dont les fous pouvaient échapper au contrôle social et au regard de la norme. En effet, la société ne peut supporter le regard que les fous portent sur elle, car elle sait très bien que ce regard manifeste une part de vérité. Plus tard, la société, ne pouvait supporter ce regard, s’est mise à l’enfermer. Sainte-Anne à Paris, la Timone puis Édouard Toulouse à Marseille, Montfavet à Avignon, sont autant de lieux que la société nomme des « asiles », dans lesquels les fous sont « internés », mot pour dire poliment qu’ils sont enfermés. Certains états ont même imaginé qu’elles pouvaient enfermer ses opposants en les faisant passer pour ses fous. Aujourd’hui, la société a imaginé de nouveaux modes d’enfermement : les enfermements chimiques. On drogue les fous pour quoi faire ? Peut-être pour les aider à oublier le malaise qu’ils tentent d’exprimer par leur folie. Mais alors, si la société drogue ses fous, pourquoi ne supportent-elles pas les drogues dont elle condamne le marché sans, pour autant, condamner le marché des drogues de laboratoires destinées aux fous ? La société enferme les fous derrière des murs ou en eux-mêmes parce qu’elle ne supporte pas le franchissement de ses limites par la folie.

 Politique de la folie

C’est pourquoi il faut être conscient de la dimension politique de la folie. Il y a une politique de la folie, comme il y a une politique de l’autre, une politique du différent : celle des migrants et des étrangers, celle des handicapés, celle de tous ses membres qu’elle a du mal à comprendre. La politique de la folie, c’est l’ensemble des mesures que nous pouvons prendre pour retrouver les fous et leur donner une place parmi nous au lieu de les exclure. Pour cela, il existe des cures au cours desquels nous pouvons entendre les mots qu’ils nous disent, voir les images qu’ils nous montrent, écouter les sons et les musiques qu’ils nous font entendre. La société a fini, peu à peu, par comprendre que, plutôt que d’enfermer les fous de les ignorer, de dénier ce qu’ils tentent de lui dire, elle devait tenter de les entendre et d’essayer de leur rendre les mots qu’ils ont oubliés, qu’ils ont perdus, qu’ils ont refoulés dans leur inconscient, sans doute parce que ces mots leur faisaient peur à eux-mêmes. Pour cela, elle a imaginé des voies comme la psychanalyse – mais il en existe d’autres – susceptibles de donner une voix aux fous, pour qu’ils puissent retrouver leur place dans le chœur des femmes et des hommes parmi lesquels ils tentent de vivre. La politique de la folie consiste à élaborer des institutions et des méthodes qui nous permettent de regarder en face l’image de nous que nous proposent les fous, de faire face à cette image qu’ils nous renvoient de ce que nous sommes devenus. La politique de la folie consiste, pour la société, à trouver, enfin, une forme de courage : oser, enfin, tenter de résoudre les crises dans lesquelles elle se trouve.

La folie est, finalement, la dimension singulière de ce que nous appelons les crises. Tandis que les acteurs sociaux, les militants, les acteurs politiques  tentent de faire face à la dimension économique, sociale et culturelle des crises de la société, les fous manifestent ces crises dans leur psychisme, dans leur moi qu’ils ne retrouvent pas parce que la société les a conduits à le perdre. La folie est une forme de violence, et c’est pour cela qu’elle est politique. La folie est la violence de la perte des mots, comme les tensions sociales et politiques manifestent la perte des mots politiques par la société. Comme le terrorisme, la folie nous fait peur, parce que cette violence nous empêche de renouer le lien social déchiré.  

La folie n’est que le miroir un peu cassé où le regard d’une société retrouve le malaise dans lequel elle vit.

Bernard Lamizet

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