Sur le pont camarade

LE NOUVEAU TOTALITARISME

L’économie, la santé publique et la morale

Les politiques engagées dans de nombreux pays dans le cadre de la prévention du Covid-19 nous amènent à réfléchir à l’articulation entre économie politique, santé publique et morale.

Le protestantisme, l’économie et la morale

Dans son ouvrage majeur, rédigé en 1920, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Max Weber a proposé une réflexion approfondie sur le lien établi par le protestantisme entre économie politique et morale. Sans doute peut-on aller plus loin et remarquer que c’est bien le protestantisme qui a marqué la rupture avec le catholicisme et introduit une nouvelle religion en articulant la morale et l’économie politique, alors que, jusqu’alors, ces deux dimensions du fait social étaient séparées. Le protestantisme inscrit le fait religieux dans une forme de modernité de l’époque de la critique de l’économie politique, et, en ce sens, la réflexion de Max Weber s’inscrit bien dans la perspective ouverte par Marx d’une dimension politique de l’économie, de ce que l’on peut appeler une médiation politique de l’économie. Le protestantisme aura fondé une conception de la politique qui ne se sépare pas d’une dimension éthique, venant, ainsi, à la fois, prescrire aux acteurs sociaux des règles dictées par la morale et fonder une médiation économique, articulant pleinement la dimension collective de l’économie et sa dimension singulière. Mais l’autre lien que l’on peut établir entre l’œuvre de Marx et celle de Max Weber se situe dans la critique qu’ils élaborent, l’un et l’autre, du capitalisme, forme de la modernité de l’économie dominante. Cependant, la différence entre ces deux philosophies de l’économie politique se situe dans le fait que c’est la confrontation entre les classes qui fonde la réflexion politique de Marx alors que c’est la critique de l’éthique, c’est-à-dire de la morale, qui fonde celle de Max Weber. Mais, en ces temps de confinement et de couvre-feu, il est important de rappeler que les politiques sanitaires engagées par les pouvoirs ne trouvent pleinement leur signification que dans une logique de l’articulation entre l’économie, pleinement politique, et la santé publique.

L’austérité : une première approche morale de l’économie politique

L’introduction de la figure de l’austérité dans les politiques économiques n’est pas nouvelle, mais elle marque probablement le retour contemporain de la morale dans l’économie. En mettant en œuvre des politiques économiques dites d’austérité, les pouvoirs ont, en quelque sorte, fait porter aux acteurs singuliers, dans la limite de la consommation, la responsabilité des politiques économiques menées par les dirigeants et les institutions. En constituant, ainsi, une première approche contemporaine de l’articulation entre économie politique et prescriptions morales, les politiques d’austérité ont déchargé les pouvoirs de la responsabilité des éventuels échecs de leurs politiques économiques en faisant des citoyennes et des citoyens, désignés sous le nom de consommateurs, les responsables de ces échecs et en leur faisant porter, par le vocabulaire de la morale, la responsabilité des politiques économiques – finalement comme le protestantisme l’avait fait, au seizième siècle, selon les analyses de Max Weber.

L’austérité fait de l’économie une nouvelle source de contrôle des populations et de limitation morale de la consommation : de cette manière, elle constitue une des premières formes contemporaines de la contrainte morale qui pèse sur l’économie politique en confondant, finalement, politique et morale. C’est ainsi que Max Weber parle de l’ascèse du puritanisme, en proposant une réflexion sur le lien entre « ascèse et esprit capitaliste », titre de l’un des chapitres de son ouvrage.

La figure de la dette et la morale de l’État

La dette publique constitue, aujourd’hui, une des formes majeures de la prescription morale dans le champ de l’économie politique. En effet, elle transpose au domaine politique une logique instaurée dans les relations entre les personnes, et c’est cette transposition même qui engage l’économie politique dans le domaine de la morale. La dette est une dimension de l’échange entre personnes : devoir de l’argent à l’autre, c’est, en quelque sorte, introduire une dimension de l’attente dans les relations d’échange que l’on a avec lui. Mais lors de ses origines, cette forme d’anticipation de la fin de l’échange a été imaginée pour contribuer à structurer les relations singulières de l’économie. Imaginer une figure de la dette dans les relations entre les états ou dans les relations entre les états et les acteurs de l’économie, notamment les banques et les acteurs financiers, est une façon de plus de confondre la dimension singulière de l’économie et de l’échange et leur dimension collective et politique. Quand le discours politique évoque la figure de la dette, il utilise une figure singulière pour parler de la politique économique des états, et, de cette manière, l’idéologie, forme imaginaire du politique, donne aux acteurs singuliers, sans qu’ils se rendent pleinement compte de ce qu’il faut bien appeler un mensonge, en particulier dans les médias et dans les discours des pouvoirs, l’impression qu’elle est de leur faute et qu’ils doivent contribuer au remboursement de cette dette.

Le lien austéritaire entre l’économie et la santé publique

La pandémie survenue aujourd’hui constitue pour les pouvoirs une forme de légitimation du lien entre l’austérité – donc la morale – et l’économie politique. Le retour de l’austérité, qui, tout de même, n’a rien à voir avec le traitement de la pandémie, permet aux pouvoirs de légitimer les licenciements en cours, les fermetures d’entreprises liées au ralentissement de l’activité et les réductions de la consommation, c’est-à-dire de la dimension singulière du commerce et de l’économie. Le couvre-feu, par exemple, est une illustration contemporaine de plus de la confusion imaginaire, idéologique, entre la dimension singulière des échanges et la dimension collective et politique. Les politiques de couvre-feu et de confinement, en ce qu’elles engagent des mesures de restriction des rassemblements et de la vie sociale illustrent cette articulation contemporaine de la morale, de l’économie et de la santé publique dans la logique de l’austérité. Tout le monde se demande en quoi interdire aux gens de sortir après 18 heures peut contribuer à la prévention du Covid-19, mais cela ne fait rien : il faut absolument introduire cette restriction des déplacements et des échanges sociaux pour renforcer la dimension morale du lien entre la politique économique et la politique de la santé publique.

La morale : une forme de refoulement de la dimension politique de l’économie

En légitimant les politiques économiques qu’ils engagent au nom de la santé publique, de la prévention de la pandémie, comme ils l’ont fait à d’autres époques par la figure de l’hygiène, les pouvoirs entendent nous faire refouler la dimension politique de l’économie, c’est-à-dire la confrontation entre les acteurs, en lui donnant une dimension singulière, individuelle. Sans doute est-ce cette confusion entre la dimension singulière des identités politiques et sa dimension collective qui définit l’imaginaire politique, ce que Marx appelle l’idéologie. Ce que l’on peut appeler le refoulement de la dimension politique de l’économie est ce qui déplace les pouvoirs des institutions démocratiquement désignées et acceptées, faisant l’objet d’un débat public, vers les acteurs financiers qui échappent à tout contrôle et qui ne doivent rendre de comptes qu’à leurs actionnaires et à leurs soutiens. La contrainte morale, ce que Max Weber appelle l’ascèse de l’esprit capitaliste, est l’outil majeur du libéralisme contemporain dans la manifestation de cette confiscation du pouvoir par les institutions économiques et financières, recul majeur de la démocratie de nos jours. Sans doute est-ce dans ce domaine que devraient se situer, aujourd’hui, les critiques de l’économie politique et la construction de nouveaux projets alternatifs, nous libérant de cette contrainte morale.

Cette nouvelle chronique hebdomadaire a été rédigée par Bernard Lamizet, Ancien professeur à l’Institut d’Études Politiques de Lyon, qui travaille sur les identités politiques et les significations des discours politiques. Vous pouvez également retrouver cette chronique sur son blog :

https://blogs.mediapart.fr/bernard-lamizet

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